mercredi 16 février 2011

Vers une typographie des Meneurs de Jeu

Comme pour bien des joueurs, cette image symbolisa dès mes débuts dans le JDR le statut si particulier du meneur de jeu (de "maître du donjon", en l'occurrence). Et force est de reconnaître que cette illustration de Jeff Easley possède une force étonnante.

Qu'y voit-on? Un homme portant autour du cou la clef d'une porte, sans doute celle qu'il est en train d'ouvrir devant nous. Derrière elle (et derrière lui), on devine une cohorte inquiétante de monstres et, plus loin encore, un immense trésor nimbé de lumière. On serait vraiment en mal de représenter de façon plus concise le rôle initial du MJ: dessiner les plans du donjon puis en ouvrir les portes aux joueurs pour les laisser affronter les adversaires qui se trouvent sur le chemin du trésor (et donc de l'expérience et de la renommée).

Evidemment, ce rôle initial s'est vite enrichi d'autres responsabilités: définir le monde de campagne, le peupler de monstres et de PNJs, devenir tour à tour cartographe, législateur, historien, administrateur d'un décor qui ne cesse de grandir au gré des découvertes et des ambitions des PJs... Or cette véritable explosion de l'environnement initial du jeu cache un glissement plus insidieux du rôle du Meneur de Jeu.

Le donjon est un labyrinthe prédéterminé, soigneusement cartographié et donc relativement "objectif" (comprenez en cela que la subjectivité du MJ ne joue théoriquement qu'en amont de la partie, au moment de la conception, lorsqu'il place tel ou tel piège, tel ou tel monstre). Dès que l'on se trouve en extérieur, en revanche, le MJ se trouve rapidement confronté à une évidence: il ne saurait tout prévoir et se trouve rapidement obligé d'improviser.

Pour les joueurs de bas niveau, cette improvisation commence par de petits détails (le nom de la femme de l'aubergiste, le pays d'où provient le dernier chargement d'herbe à pipe...) mais, à mesure que les PJs voyagent et accèdent à de nouvelles responsabilités (possesseur d'un fief, conseiller du seigneur local, maître d'une guilde...), les enjeux et les conséquences de cette improvisation vont aller croissant. Face à cela, deux écoles de pensée se sont très vite distinguées:

- les partisans du monde "objectif" ("top-down"). Pour ces MJs, le contexte du jeu doit, dans la mesure du possible, être fixé avant le lancement de la campagne. Il convient de définir l'ensemble du monde en partant du général pour aller vers le particulier (définition des divinités, des espèces présentes, de la géographie physique, de l'Histoire puis définition de la région de départ, de la ville de départ et des PNJs concernés) de façon à offrir un cadre aussi précis que possible à l'improvisation en cours de partie. Notons au passage que tout MJ utilisant un décor de campagne paru dans le commerce est par définition adepte de cette théorie puisqu'il a accès par avance à l'ensemble du monde de campagne qu'il utilise.

- les partisans du monde "subjectif" ("bottom-up", aussi appelé souvent "sandbox campaign", campagne en bac à sable). Ces MJs développent leur monde presque uniquement en fonction de ce que leurs joueurs ont besoin de savoir. Ils définissent donc un point de départ (ex: un village et quelques lieux d'aventure autour) puis étoffent le monde à mesure que le besoin s'en fait sentir (la ville la plus proche, le fonctionnement du duché, les relations avec le duché voisin, la position géostratégique du royaume etc.). On va là du particulier au général et l'on construit au fur et à mesure la géographie, les relations entre les différents acteurs, les panthéons etc.

Evidemment, cette opposition est quelque peu artificielle: tous les partisans du monde "objectif" se trouvent obligés d'improviser des éléments qui n'ont pas été prévus initialement et tous les MJs adeptes du monde "subjectif" doivent avoir un coup d'avance sur leurs joueurs (et donc une vision un peu plus globale du monde de campagne).

Il est également intéressant de constater que nombre de mondes construits de façon subjective sont devenus de par leur publication, des mondes "objectifs". Ce fut le cas des Royaumes Oubliés ou de Mystara par exemple (ce qui explique entre autres leur étrange géographie qui fait cohabiter déserts brûlants et terres glacées, incohérence qu'évitent la plupart des mondes "objectifs"). Nombre de MJs ont connu le même phénomène en faisant jouer une seconde campagne dans un monde construit initialement de façon subjective.

Je ne m'apesantirai pas sur les avantages et inconvénients de ces deux méthodes qui ont très largement été commentés par ailleurs (pour résumer, on se trouve devant une opposition entre logique/cohérence des mondes "objectifs" et personnalité/authenticité des univers "subjectifs").

Ce qui est intéressant, en revanche, c'est de constater que ce qui est vrai du développement du contexte de jeu l'est tout autant du développement du scénario proprement dit. En d'autres termes, on retrouve une opposition entre:

- les scénarios "objectifs": le MJ prépare à l'avance son scénario de A à Z (que ce soit de façon personnelle ou en s'appuyant sur un scénario du commerce) et connaît d'avance les lieux, les PNJs, les épreuves que les PJs vont traverser.

- le scénario "subjectifs": le MJ improvise la majeure partie de l'aventure de façon à s'adapter aux actions et aux décision des PJs.

Il serait tentant de rapprocher scénarios "objectifs" et mondes "objectifs", scénarios "subjectifs" et mondes "subjectifs" or l'expérience prouve au contraire que l'association des techniques narratives se fait le plus souvent de façon croisée. Il est en effet plus aisé d'improviser un scénario (technique "subjective") dans un univers que l'on connaît parfaitement (univers "objectif"). A contrario, nombre de MJs old-school défendent les mondes "subjectifs" ("sandbox play") mais y font surtout du donjon traditionnel (l'archétype même du scénario "objectif").

On peut dès lors esquisser une typographie des meneurs de jeu:

- monde objectif, scénarios objectifs: le MJ arbitre. Le cadre et le scénario étant fixés par avance, le MJ limite son rôle durant la partie à celui d'interprète (des règles et des PNJs). On trouve dans cette catégorie aussi bien des MJs "architectes" qui aiment construire amoureusement leur campagne par avance avant de la faire "découvrir" à des joueurs que des MJs qui manquent de temps et se contentent de suivre scrupuleusement un scénario du commerce dans le cadre d'un monde "officiel".

- monde objectif, scénarios subjectifs: le MJ improvisateur. Le cadre général étant fixé par avance, ce qui intéresse le plus ce type de MJ, c'est d'improviser dans le respect de cette contrainte pour s'adapter aux envies de ses joueurs. Il affectionne généralement les campagnes longues et cohérentes dont les objectifs sont définis principalement par les motivations des PJs.

- monde subjectif, scénarios objectifs: Le MJ "à l'ancienne". Généralement, il se soucie moins de la cohérence générale de la campagne que de la qualité et de l'originalité des scénarios pris indépendamment et auxquels il consacre l'essentiel de son temps. L'unité provient plus des joueurs eux-mêmes que des scénarios qui sont généralement indépendants et peuvent même être très différents les uns des autres.

- monde subjectif, scénarios subjectifs: Le MJ conteur. Ce qu'il aime, avant tout, c'est la narration collective générée par l'interaction continuelle entre ses joueurs et lui. La cohérence est moins importante que le fun et l'enthousiasme du moment. Il en résulte des campagnes très "free-style" ou oniriques faites d'un enchaînement de grands moments de role-play.

Il ne s'agit là bien sûr que d'une typologie très lâche mais elle devrait permettre à un joueur de se faire une idée du type de campagne auquel il doit s'attendre et de décider rapidement en fonction de ses goûts personnels s'il a ou non sa place à la table de jeu. En effet, à chaque type de MJ correspond un type de joueur idéal:

- MJ arbitre / PJ spectateur: le joueur accepte de découvrir un monde et une aventure sur lesquels il n'aura en fin de compte que peu de prise. Au fond, ce qu'il apprécie dans le JDR, c'est qu'on lui raconte de belles histoires dont il est le héros.

- MJ improvisateur / PJ pro-actif: pour que la campagne réussisse, le joueur doit s'impliquer au maximum car c'est lui qui doit définir ses objectifs. Comme le cadre de campagne est prédéfini, il doit également développer une connaissance aussi approfondie que possible du contexte.

- MJ "à l'ancienne" / joueur "professionnel" : Le cadre de campagne étant défini par les actions des joueurs, le PJ doit avoir une certaine expérience du type de campagne pratiqué et en maîtriser la grammaire. L'accent mis sur les scénarios privilégie le goût de l'aventure au dépens du pur "role-play" et le PJ est bien souvent un aventurier professionnel qui enchaîne les missions principalement pour voir du pays et gagner de l'expérience, de la puissance et/ou des trésors.

- MJ conteur / PJ conteur: L'ensemble de la campagne est defini de façon collégiale par le MJ et ses joueurs et chaque PJ est donc également un conteur qui vient ajouter sa voix à celle du MJ. Il lui faut beaucoup d'imagination et d'intuition pour co-créer le monde et co-définir les aventures sans dénaturer l'ensemble.

Une fois encore, ces correspondances ne sont qu'indicatives. Mais elles permettent de comprendre bien des frustrations que j'ai pu constater depuis que je pratique le JDR. Un PJ conteur, par exemple, a fort peu de chances de s'amuser à la table d'un MJ arbitre. Sa créativité sera continuellement frustrée par le poids des éléments pré-existants. A l'inverse, un PJ spectateur prendra sans doute un MJ conteur pour un fumiste et se sentira un peu perdu à la table d'un MJ improvisateur.

Comme toujours, l'important est de comparer ses propres attentes en matière de jeu et celles des autres participants. Car si un one-shot peut fort bien s'accomoder de sensibilités très différentes, il y a fort à parier qu'elles rendront délicate toute tentative de campagne à long terme.

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