Il y a presque deux ans de cela déjà, je me
fendais d'un billet plein d'espoir au sujet de la future édition de Donjons
& Dragons.
A l'époque, on parlait de Monte Cook pour diriger
l'équipe de créateurs chargés de concevoir la nouvelle édition de l'ancêtre. En
réalité, Cook n'a pas tardé à quitter l'équipe et la direction des travaux a
été confiée à Mike Mearls.
A priori, la nouvelle n'était guère
encourageante: Mearls a participé très activement au développement de la
quatrième édition qui, sans vouloir polémiquer, ne correspondait pas du
tout à ma vision de Donjons & Dragons. Et avant de travailler
pour Wizards, Mearls avait collaboré avec Malhavoc (la boîte de Monte Cook). Ses
créations de l'époque (Iron Heroes et Book of Iron Might, notamment) se
distinguaient à la fois par leur inventivité en matière de règles et par leur
"crunchiness". Ce goût de la complexité ne présageait pas non plus
une évolution très positive.
Mais en suivant les articles de "Legends
& Lore" qui traitaient de la conception de D&D5, j'ai
rapidement compris que Mearls était aussi (et surtout) un fin connaisseur et un
grand fan de l'univers de Donjons & Dragons.
Un univers bien particulier
Car contrairement à une idée reçue, avant même
d'être un recueil de règles, D&D est avant tout un univers. Un univers
très particulier, d'autant plus difficile à définir qu'il ne se réduit pas à un
cadre de campagne (D&D en a connu plusieurs, en apparence fort
différents les uns des autres). C'est plus une ambiance générale, un certain
parfum qui transcende les multiples incarnations de D&D. Et de fait, le
jeu présente certains invariants qui constituent autant de présupposés liés à
l'univers de jeu.
Citons par exemple:
- l'existence de classes assez rigides et bien définies
- l'existence d'aventuriers qui forment presque une caste à part entière de la société
- la magie "vancienne" (avec mémorisation des sorts)
- le statut paradoxal de cette magie: à la fois très puissante mais curieusement absente de la vie quotidienne des habitants
- l'existence bien réelle de divinités appartenant à des panthéons différents qui agissent directement ou indirectement sur le monde des hommes
- le rôle très particulier des prêtres (notamment dans le système de santé ;-)
- la présence d'un certain nombre de races et monstres emblématiques (qui ne se limitent pas à Tolkien: par-delà les elfes, les orques et les nains, il y a les gnomes, les Yuan-Ti, les Spectateurs, les Hommes-Lézards etc.)
- la cohabitation de ces races/monstres qui occupent chacun une niche écologique bien précise (elfes noirs/duergar, Orques/Gobelins, Dragons/Kobolds, Illithids/Githyankis/Githzerais etc.)
- un niveau technologique et sociétal qui embrasse une palette étrange allant de l'âge de bronze au féodalisme
- l'existence de "donjons" qui laissent invariablement entrevoir des cultures plus anciennes, plus puissantes aussi (on trouve de nombreux artefacts magiques dans ces labyrinthes souterrains)
On pourrait encore allonger la liste mais il est
clair que toutes ces caractéristiques font de D&D un univers bien
particulier. Adaptable, peut-être, mais certainement pas générique.
Et au fil du temps, cet univers n'a cessé de
s'enrichir et de se préciser. Depuis les listes de monstres un peu chaotiques
du D&D de 1974 sont apparus de nombreux manuels précisant la nature de
ces différentes créatures, leurs inter-relations, leurs religions etc. D'autres
volumes ont détaillé la colsmologie de l'univers (divinités, plans d'existence
etc.). Tous ces suppléments sont interdépendants et s'appuient les uns sur les
autres, approfondissant à chaque fois un peu plus la spécificité de l'univers
de jeu.
Ce qui a le plus déplu dans la 4ème édition, à
mon sens, c'est le fait que les designers ont voulu ignorer l'histoire et les
traditions de cet univers et tenter un véritable "reboot": apparition
des dragonborn, disparition de mondes importants (Greyhawk, Planescape,
Mystara), transformations radicales d'autres univers (Forgotten Realms),
réorganisation des panthéons, transformation radicale du multivers (développé
par la gamme
Planescape mais présent depuis AD&D1) etc.
Une bonne partie de la défection des joueurs de
la 3ème édition s'explique par ce qui s'apparente à une véritable trahison. Par
comparaison, l'univers de Pathfinder paraissait bien plus proche de la vision
développée par D&D au fil des années. Et je ne parle pas de tous ceux
qui se tournèrent carrément vers l'OSR et redonnèrent vie aux versions
antérieures de l'ancêtre.
A titre personnel, j'ai profité de cette césure
pour revenir à AD&D1, revisiter la gamme de D&D Basic/Expert et
tester d'autres systèmes de med-fan comme Wayfarers ou Conan (celui de TSR).
L'an dernier, j'ai relancé une grande campagne dans le cadre de Planescape.
Mais j'avoue que j'avais plus ou moins renoncé à l'idée de revenir dans le
giron des magiciens de la côte.
Mike Mearls a dû comprendre que s'il voulait
ressusciter D&D et reconquérir son public, il devait avant tout renouer
avec l'univers qui avait été développé de 1974 à 2007. Et sans surprise, le
nouveau Player regorge de clins d'oeil et de références au passé de
D&D. Ca commence dès les premières pages avec cet avertissement hilarant:
Disclaimer: Wizards of the Coast is not responsible for the consequences
of splitting up the party, sticking appendages in the mouth of a leering green
devil face, accepting a dinner invitation from bugbears, storming the feast
hall of a hill giant steading, angering a dragon of any variety, or saying yes
when the DM asks, “Are you really sure?”
Il y a aussi une très jolie dédicace aux
prédécesseurs de Mike Mearls:
Based on the original game created by E. Gary Gygax and Dave Arneson,
with Brian Blume, Rob Kuntz, James Ward, and Don Kaye
Drawing from further development by J. Eric Holmes, Tom Moldvay, Frank
Mentzer, Aaron Allston, Harold Johnson, Roger E. Moore, David “Zeb” Cook, Ed
Greenwood, Tracy Hickman, Margaret Weis, Douglas Niles, Jeff Grubb, Jonathan
Tweet, Monte Cook, Skip Williams, Richard Baker, Peter Adkison, Keith Baker,
Bill Slavicsek, Andy Collins, and Rob Heinsoo
Gygax,
Arneson, Holmes, Moldvay, Mentzer, Cook & Cook... Ils sont tous
là, les créateurs de D&D.
Et puis, tout au long du texte, on trouve des
allusions à des mondes qui ont fait l'histoire de D&D (Greyhawk,
Dragonlance), à des lieux (Ravenloft dès la 2ème page) ou à des panthéons que
l'on croyait à jamais disparus.
Dès le début, D&D réaffirme la multiplicité
des mondes de campagne et le fait que tous sont intégrés dans une cosmologie
générale unique:
The legends of the Forgotten Realms, Dragonlance, Greyhawk, Dark Sun,
Mystara, and Eberron settings are woven together in the fabric of the
multiverse. Alongside these worlds are hundreds of thousands more, created by
generations of D&D players for their own games. And amid all the
richness of the multiverse, you might create a world of your own.
On ne peut mieux résumer le paradoxe qu'est
D&D entre diversité et cohérence d'ensemble!
Cette filiation est réaffirmée dans la
description des diverses races: chacune est précédée d'un extrait de livre
publié par TSR ou Wizards. Les mauvaises langues diront que c'est une façon de
vendre d'autres bouquins mais je ne pense vraiment pas que ce soit le cas. Ce
que ces citations soulignent, c'est le fait que D&D5 s'inscrit dans une
tradition, une filiation.
Les descriptions de races sont d'ailleurs
parsemées d'allusions aux variantes offertes par les différents mondes de
D&D. Pour les anciens, c'est un vrai régal que de décrypter ces
allusions. Pour les nouveaux, ces termes exotiques constituent un appel au rêve
et à l'exotisme.
Entre tradition et innovation: le meilleur des deux mondes ?
Je soulignais dans certains de mes billets
précédents que l'OSR avait été en grande partie motivée par un besoin de
simplicité qui refaisait la part belle à l'interprétation du personnage. J'ai
également mis en évidence le fait que cette exigence n'était pas forcément
aussi incompatible qu'on voulait le croire avec la démarche des narrativistes
les plus avant-gardistes qui cherchaient eux aussi à mettre l'accent sur le
role-play au détriment du roll-play.
CAVEAT: D&D n'est pas un jeu novateur et n'a pas vocation à l'être.
Je préfère le préciser de façon claire et nette.
On ne peut pas reprocher à D&D de ne pas avoir aboli les classes de
personnages, d'utiliser toujours le système des points de vie, de ne pas avoir
de magie "free form"...
Ces critiques étaient (peut-être?) valides lorsque
D&D était le seul jeu de rôle. Mais cela n'a pas duré longtemps. Dès
1978 sortait Runequest et ce qui allait devenir le système Chaosium, un système
tellement intuitif et brillant qu'à ce jour, il n'a quasiment pas changé.
Depuis, bien d'autres ont suivi et couvrent les besoins de toutes sortes de
joueurs, des fans de simulation poussée aux partisans du rule-light.
D&D n'a jamais eu vocation à être autre
chose que D&D. Un jeu qui se définit justement par tous les
particularismes de son univers: donjons, classes de personnage, magie
vancienne, races et monstres étranges et variés...
Jouer à D&D, c'est rechercher un plaisir
très particulier, qui conjugue familiarité et découverte. Ce que je veux dire
par-là, c'est qu'une partie du plaisir est de se glisser dans un rôle et un
univers familier: tout le monde sait ce qu'est un guerrier, un mage ou un
prêtre à D&D. Par delà les changements de règles, il y a un habitus
donjonnesque. L'idée est d'utiliser ces archétypes bien connus pour introduire
ensuite des changements ou des variantes et surprendre les joueurs. C'est
d'ailleurs ainsi que sont conçus la plupart des mondes de D&D.
Mearls ne déroge pas à la tradition. Tous
les marqueurs de D&D sont là: classes, races, caractéristiques sur 18,
magie vancienne etc. On est en terrain familier. Si l'on compare D&D à
un morceau de musique, on pourrait dire que la mélodie est la même. Ce qui change
beaucoup, en revanche, c'est le rythme.
Un effort de simplification
D&D3 avait effectué un toilettage des
règles qui s'était hélas fait au détriment de la simplicité. A ce
sujet, je renvoie à mon billet précédent:
Soyons clairs: ce qui plombait D&D3 (et
ses alter égo), c'était principalement les dons qui introduisaient autant
d'exceptions et de complexité. Ce n'était pas si grave pour les joueurs (qui
n'en avaient pas tant que cela) mais c'était un véritable cauchemar pour le MJ
qui se retrouvait à gérer des monstres aussi compliqués que des tableaux de
bord de Boeing 747.
D&D4 avait déjà fait un effort de
simplification au niveau des monstres.Mais D&D5 va beaucoup plus loin.
Dans cette version du jeu, les dons sont optionnels (on peut en sélectionner un
au lieu d'augmenter une caractéristique) et réservés aux joueurs. Du coup, il y
en a nettement moins à connaître. Et ça change tout. Une description de PJ ou
de monstre est claire, limpide. On voit tout de suite de quoi il est capable.
Et cela rend la création (et l'improvisation) d'adversaires beaucoup plus
aisée.
Ce souci de simplification est omniprésent: on le
retrouve par exemple au niveau des compétences (il n'existe que deux
"niveaux": proficient ou pas et que trois modificateurs:
avantagé/neutre/désavantagé). Certains trouveront que c'est un appauvrissement
impardonnable. Quant à moi, je trouve cela tout bonnement génial. Car je demeure
convaincu que ce n'est pas la complexité des règles qui ajoute au plaisir du
jeu mais bien leur efficacité. En d'autres termes, je préfère un jeu rythmé à
un jeu précis.
Tout est à l'avenant: il n'y a par exemple plus
qu'une échelle unique pour quantifier l'évolution du personnage, qu'il s'agisse
de ses compétences, de ses capacités de combat ou de ses jets de protection. Ce
qui change, c'est juste de savoir s'il est proficient ou pas. Autant dire que
la création de PNJ s'en trouve elle aussi nettement simplifiée!
Dans la même veine, le chapitre sur l'équipement
présente des packages, que ce soit pour s'assurer un mode de vie pendant un
temps donné ou pour acheter un kit d'équipement lié à sa profession.
Un jeu axé sur le role-play plus que sur le roll-play
Une autre simplification apparaît en matière de
combat: exit les figurines qui étaient passées insidieusement de facultatives
(ed 3.0) à recommandées (3.5) à obligatoires (4). Certaines mauvaises langues
n'avaient pas manqué de remarquer que cette évolution s'était accompagnée d'un
développement sans précédent de la gamme de figurines de Wizard.
Et bien, si rien ne vous empêche de faire joujou
avec vos figurines, elles sont devenues totalement optionnelles. Cette fois-ci,
la priorité est donnée au fameux "theater of the mind". En d'autres
termes, le combat est totalement narratif. C'est à la fois un gage de
simplification ET de role-play.
Mais l'effort ne s'arrête pas en si bon chemin.
Pour la première fois dans l'histoire de D&D, le background des Pjs
(qui est copieusement détaillé) a des conséquences directes en termes de jeu.
On n'est évidemment pas dans un jeu narrativiste mais un effort réel est fait
pour encourager le role-play et la créativité.
Cela transparît dans l'apparition des
"personal characteristics" qui se divisent en Personality traits,
Ideaux, Liens et Défauts. Jouer ces caractéristiques permet de gagner
l'inspiration, c'est à dire de la chance (concrètement, on "dépense"
cette inspiration pour gagner l'avantage lors d'un jet). Simple mais très
sympa.
On trouve aussi une petite nouveauté sous la
forme des backgrounds (déjà utilisés par Mike Mearls dans son jeu Iron Heroes).
Ils définissent le passé du personnage et lui accordent quelques menus
avantages. C'est une très bonne façon de customiser son PJ, de lui donner une
couleur un peu différente. Pour chacun de ces backgrounds, on trouve des
suggestions de "personal characteristics" adaptées. C'est un peu le
retour des kits de la 2ème édition mais c'est compris dans le livre de base. Et
c'est complètement optionnel.
Dans le même esprit, il y a aussi une table très
sympa qui propose une liste de babiole que le Pj peut avoir acquis avant de
partir en aventure. La plupart de ces objets
constituent à la fois une signature pour le PJ et une amorce d'aventure
possible si le MJ le désire. Encore bien vu !
Un jeu décomplexé
Le plus étonnant dans tout ça, c'est qu'en dépit
de la pression énorme qui devait peser sur les épaules des désigners de
D&D5, on a là un jeu complètement décomplexé qui n'a qu'un seul but: offrir aux lecteurs le meilleur de D&D. On sent bien que chaque
fois, Mearls et son équipe ont cherché ce qu'il y avait de plus simple et de
plus fun de façon à favoriser la fluidité et le role-play.
C'est peut-être aussi grâce aux retours de près
de 100.000 play-testeurs. Jamais un jeu de rôle n'avait été play-testé aussi
longtemps. Il y a eu pas moins de 11 versions différentes soumises à la
sagacité des joueurs du monde entier.
C'est un jeu écrit par des fans pour des fans. Et
ça se sent. Il émane du texte une fraîcheur et un enthousiasme qui faisaient
cruellement défaut, ces temps-ci. Le souffle de l'aventure. L'envie de sortir
ses dés, de tirer de nouveaux persos et de partir une fois de plus sur les
routes d'Oerth, de Faerun ou de Toril.
Et le plus beau, c'est que le jeu est
suffisamment simple pour qu'on puisse sans complexe tirer avantage de nos
ludothèques. Pas besoin de passer une après-midi entière pour convertir tel ou
tel monstre, objet magique ou PNJ issu de la campagne Underdark,
de Ravenloft ou de Jakandor.
Ca aussi, ça fait partie de ce que j'appelle
l'atmosphère décomplexée de D&D5. Ce n'est plus un jeu d'avocat tatillon
qui encadre les règles et bride la créativité.
Because the DM can improvise to react to anything the players attempt,
D&D is infinitely flexible, and each adventure can be exciting and
unexpected.
D&D5 est un jeu qui dit au MJ: voilà des
règles qui permettent de gérer 80% des cas de figure. Pour les 20% restant,
c'est à vous de jouer. N'hésitez pas à improviser. Et parce que le jeu est
simple, improviser une règle redevient possible.
Voilà qui conclut la première partie de cette
critique de D&D5. Après cette première vue d'ensemble, j'aborderai dans
une seconde partie certains des changements les plus marquants de cette
nouvelle mouture. En attendant, n'hésitez pas à télécharger la version Basic de
D&D mise gratuitement à disposition par Wizards. Elle contient de quoi
jouer les races et classes les plus emblématiques du jeu du niveau 1 au niveau
20. Et ça aussi, c'est assez élégant de la part de l'éditeur.
Bonnes parties à tous !