Jeu de rôle et archétypes
A dangerous method, le film de Cronenberg traitant des relations
entre S. Freud et C.G. Jung m’avait donné envie de me replonger dans les œuvres
de ce dernier. Et en relisant certains de ses écrits, je me suis interrogé sur
la pertinence qu'il pourrait y avoir à mêler psychologie analytique et jeu de
rôle. Je ne parle pas ici d'utiliser le jeu de rôle dans un but thérapeutique
(ce pourrait faire l’objet d’un tout autre article) mais bien de mettre les
outils de la psychologie analytique au service d'une expérience ludique.
L’idée n'est pas nouvelle, en
fait. Elle fut déjà creusée par les jeux Everway
et Deliria dont je reparlerai. Mais
sans doute est-il préférable de commencer par définir dans les grandes lignes (et
de façon très caricaturale, j’en ai peur) les différents concepts développés
par Jung.
La théorie jungienne
Le travail de Jung s'inscrit
initialement dans la continuité de celui de Freud qui considère d'ailleurs
initialement son cadet comme son dauphin naturel, amené à reprendre le flambeau
après sa mort. Mais deux grands sujets de divergence vont rapidement apparaître
entre les deux hommes et, au fil des années, creuser entre eux une faille
qu'ils ne parviendront jamais à combler et qui aura raison de leur amitié.
D’une part, Jung refuse les
explications presque exclusivement sexuelles que Freud donne de l’inconscient,
du rêve ou de la névrose. D’autre part, en étudiant les cas de plusieurs
patients, il croit distinguer un certain nombre de motifs inconscients qui
dépassent la psyché de l’individu et semblent appartenir à un fond commun (qu’il
nommera inconscient collectif). Il les baptisera « archétypes ».
Jung retrouve ces archétypes dans
toutes sortes de productions mentales humaines: la folie et le rêve, bien sûr,
mais aussi l’art, les mythes et légendes, les contes de fées et même l’alchimie
ou le tarot. Ce sont des images puissantes venues du fond des âges, traversant
notre Histoire et notre imaginaire et formant le canevas même de notre inconscient
profond.
Contrairement à Freud, Jung ne
voit pas cet inconscient comme un bouillonnement dangereux de la libido dont
les surgissements seraient le plus souvent problématiques. Bien au contraire,
il préconise un travail constant sur cet inconscient, une écoute attentive de
ses manifestations qui peuvent constituer des mises en garde ou même receler
des indications sur soi-même. Dans ses passages les plus mystiques, cette
appréhension de l’inconscient collectif qui est en nous se rapproche de façon troublante
d’une forme de communication divine.
Et le jeu de rôle dans tout ça?
En tant que forme du conte, le
jeu de rôle est le lieu privilégié de manifestation des archétypes. Le héros,
le monstre, le magicien, le souterrain, l’épée... sont autant de symboles
profondément ancrés dans notre esprit, dans notre culture. Chacun de ces
symboles renvoie à une infinité de sens qui se mêlent.
Exemple : l’épée. L’image de
l’épée renvoie à une foule de notions parfois complémentaires, parfois
contradictoires :
·
la violence
·
la protection (l’épée est le symbole de la
noblesse, le noble étant initialement celui qui protège, complément de celui
qui travaille et de celui qui prie)
·
la Justice (balance dans une main, épée dans l’autre)
·
le serment (jurer sur son épée, faire serment d’allégeance)
·
l’esprit (l’épée comme métaphore de
l'intelligence qui tranche, qui sépare les idées)
·
la sexualité (l’épée comme substitut phallique,
cf. l’épée entre Tristan et Yseult ou celle que plante Arthur entre Lancelot et
Guenièvre)
·
etc. etc. etc.
Tous ces sens sont simultanément
présents dans notre inconscient et n'attendent que d'être réactualisés. Le
meneur de jeu habile peut utiliser ces non-dits du symbole pour activer chez
ses joueurs des réactions semi-conscientes qui seront bien plus efficaces
encore qu'une simple description.
C'est exactement ce que fait
George Lucas lorsqu'il met en scène l’ultime étape de l’initiation de Luke
Skywalker au sein d'une caverne. Pourquoi une caverne plutôt qu'une forêt, par
exemple ? Parce que la caverne symbolise les origines et la petite enfance
(la caverne est un symbole de l’utérus), mais aussi les forces obscures (forces
chthoniennes, enfers) et l’initiation (le mythe de la caverne de Platon). La
caverne est aussi une bouche prête à avaler l’imprudent. Elle recèle les
ténèbres qui ouvrent tout un nouveau champ symbolique. Etc.
Est-ce à dire que le MJ doit
devenir un maître symboliste? Oui et non. Plus il étudiera les archétypes et
leurs polysémies, plus il pourra les utiliser de façon consciente pour parler directement
à l’inconscient de ses joueurs. Mais il doit aussi et surtout être à l’écoute
de son propre inconscient, de sa propre intuition. S'ils lui soufflent que le
décor idéal pour une scène est une caverne, il doit se demander pourquoi de
façon à pouvoir optimiser la portée de ce symbole.
Quelques outils pour penser les archétypes
A ma connaissance, deux jeux ont consciemment
tenté d'utiliser les archétypes afin d'optimiser l’expérience ludique: Deliria (Laughing Pan Productions, 2003)
et Everway (Wizards of the Coast,
1995).
Le premier expose un certain
nombre d'archétypes qui permettent de définir les principaux rôles que l’on
retrouve au sein des contes de fées: la sorcière, le chevalier, la bonne
marraine etc. Le joueur peut en choisir un qui guidera son role-play et les
choix décisifs qu’il sera amené à faire au cours de sa vie. Cette utilisation
des archétypes est finalement assez proche des classes de personnages qui
furent utilisées dès les premiers temps du jeu de rôle et qui caractérisaient
tout autant des compétences spéciales (capacité de combat, sorts, facultés de
voleur etc.) que des rôles proprement dit (le guerrier courageux, le voleur
agile et filou, le mage chétif mais redoutable etc.).
Everway va beaucoup plus loin. La création des personnages se fait
par libre association, une série d’images permettant au joueur d’imaginer le
passé et l’identité de son personnage. Les caractéristiques elles-mêmes sont
empreintes de symbolisme. Au nombre de quatre, elles sont appelées Eau, Feu,
Terre et Air et font appel à un imaginaire médiéval teinté d’alchimie. Le
système aléatoire lui-même (celui qui remplace les dés lorsque le hasard
intervient dans la résolution d’une action) repose sur un système symbolique
puisqu’il repose sur un tirage de cartes similaires à celles du tarot
divinatoire. Le meneur de jeu est alors responsable de la libre interprétation
de la carte ainsi tirée (ex : lors d’un combat, tirage pour l’adversaire
du PJ de la carte « Lion » inversée, le MJ l’interprète en décidant
que, dans ce cadre, le lion est symbole de courage. Blessé, le PNJ s’enfuit
donc sans demander son reste).
Le cas d’Everway est un peu extrême. On peut même se demander si on a encore
affaire à un jeu de rôle (au sens classique du terme). De fait, la dimension
ludique s’efface presque entièrement au profit d’une narration collective qui
nécessite une confiance absolue dans le meneur de jeu / interprète du destin.
Mais sans aller aussi loin, on peut parfaitement mettre à profit les idées d’Everway dans le cadre d’un jeu plus
classique.
Jeu de rôle et tarot
Nombre de jeux l’ont compris,
introduisant l’utilisation de cartes de tarot. Pour ne citer que quelques
exemples : Maléfices, Lace & steel, Ambre, le décor de campagne de Ravenloft
ou encore Chimère dans lequel ce
tarot joue un rôle primordial lors de la création du personnage. Il est
parfaitement possible d’étendre l’utilisation du tarot divinatoire à d’autres
jeux.
Un tel outil peut intervenir lors de plusieurs phases du jeu :
-
la création d’un personnage : un tirage
divinatoire peut permettre de développer certaines facettes de la personnalité
du personnage, voire même d’anticiper conjointement quelques grandes étapes de
sa destinée dont le MJ tiendra compte par la suite lors de la campagne.
-
la création de scénarios : un tirage peut
parfaitement servir de catalyseur, faisant naître dans l’esprit du MJ des idées
qu’il intègrera dans son scénario ou même évoquer une intrigue complète.
-
en cours de partie, un tirage de carte peut également
être utilisé pour pimenter l’aventure à la façon des tables de rencontre
d’autrefois ou pour informer le MJ sur l’attitude d’un PNJ par exemple.
Ce type de tirage repose souvent
sur l’utilisation des arcanes majeurs (moins nombreux et plus faciles à mémoriser
ou à interpréter librement que les arcanes mineurs). Mais les autres cartes
peuvent également avoir leur utilité dans le cadre du jeu. Les honneurs (têtes
couronnées de chacune des familles) peuvent par exemple être assimilés aux
principaux PNJs récurrents de la campagne. Les arcanes mineurs numérotés de 1 à
10 peuvent quant à eux remplacer l’utilisation du d10 ou du d20 (tirage de deux
cartes).
De nombreux jeux existent dans le
commerce. Parmi ceux que je préfère utiliser, citons :
Médiéval Fantastique :
Universal Fantasy Tarot (Lo Scarabeo), Fantastical Tarot (US Games Systems),
Hobbit Tarot (US Games)
Fantastique (historique ou
contemporain) : Necronomicon Tarot (Ada Editions), Dark Grimoire Tarot (Lo
Scarabeo), Archeon Tarot (US Games Systems)
Il en existe de nombreux autres
sur des thèmes qui se prêtent parfois bien mieux encore à certains jeux de
rôles : tarots Steampunk, Vampires, Dragons, Zombies, UFO etc.
Chacun de ces jeux introduit une imagerie
et une sensibilité qui lui est propre mais tous sont bâtis sur le même modèle,
ce qui signifie que l’on n’est pas obligé de réapprendre un système symbolique
lorsque l’on passe de l’un à l’autre.
En ce qui concerne ces symboles,
la place manque ici pour en dresser une liste indicative (on la trouve dans les
petits livrets accompagnant les jeux). Si certaines personnes sont intéressées
par des interprétations plus axées sur la pratique du jeu de rôle, je pourrai
en mettre une à disposition. Elle ne sera
qu’indicative, bien sûr, puisque l’intérêt du symbolisme (et par extension du
Tarot) est de rester un système ouvert et ré-interprétable à l’infini.